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Gaani LAFIA, la voix lucide de la sagesse populaire

Titre: Gaani LAFIA, la voix lucide de la sagesse populaireCamScanner 07-08-2025 14.08

Le 8 août 2019, la culture béninoise perdait une voix précieuse. Gaani LAFIA, chanteuse populaire en langue boo du Nord-Bénin, s’éteignait, laissant derrière elle une œuvre riche, imprégnée de vérité, de courage , d’humour et surtout un peuple à la fois fier et meurtri . Fier, parce que heureux pour ce qu’elle a pu accomplir dans la valorisation de la culture boo et meurtri pour son départ prématuré. Mais six ans après sa mort, ses messages résonnent plus que jamais. À travers ses chansons, elle posait un regard sans complaisance sur les injustices sociales, les contradictions culturelles et les dérives modernes. Gaani LAFIA chantait vrai. Elle disait ce que d’autres taisaient, pensait  comme le peuple et parlait pour lui. Divers thèmes sont évoqués dans ses morceaux musicaux.Fille de Zouhou du clan Yari et de Gnon Kanhan, Gaani LAFIA a vu le jour dans une lignée où se mêlent traditions, identité et héritage culturel. 
 

1. À propos de  l’union ,l’artiste chanteuse a portée une critique voilée sur les élites. Elle affirmait dans l’un de ses morceaux ce qui suit :

« Un rassembleur, c’est celui qui est patient et endurant. C’est l’union qui rassemble. L’union fait la force, car vous n’allez pas manger la honte. Celui qui est insatiable ne peut jamais unir ou rassembler. C’est là où la bouche a mangé que les yeux ont honte. Dépenser de l’argent, c’est comme arracher un poil de la narine : même si c’est petit, ça fait couler une larme. »


Analyse :
Ces paroles, derrière leur simplicité apparente, portent une critique puissante de la gouvernance. Pour Gaani LAFIA, un bon leader ne se définit pas par sa richesse ou sa puissance, mais par sa capacité à supporter, à attendre, à unir sans rien attendre en retour. Elle met en garde contre les dirigeants avides, impatients, centrés sur leurs intérêts personnels, qui échouent à construire la cohésion. À travers cette phrase  « celui qui est insatiable ne peut jamais unir », l’artiste  montre que l’égoïsme tue le collectif.
La phrase « c’est là où la bouche a mangé que les yeux ont honte » traduit une réalité on ne peut plus réelle.: ceux qui ont profité de quelques manières qu’elles soient,  finissent par être gênés, exposés, ou encore se retrouvent humiliés parce que, incapables d’être soi face à certaines situation. Quant à cette métaphore  du poil de la narine, elle parle à tout le monde : elle montre qu’une dépense, petite soit’elle, aussi  sincère que superfétatoire peut être douloureuse, mais c’est cette douleur qui témoigne du vrai sacrifice. Gaani LAFIA appelait donc à une éthique du partage et de la responsabilité dans la gestion du pouvoir. Elle dénonçait les apparences, les faux rassembleurs, les donateurs intéressés, et plaidait pour une union fondée sur la sincérité.
 

2. La condition féminine : un discours frontal contre l’hypocrisie sociale


Dans un autre morceau, elle chante :
« La vie de célibat n’est pas bonne. Une femme qui mène une vie de célibat, quand elle tombe enceinte, c’est tout le village qui l’a enceinté. On dit que c’est celui qui a l’âge de son père qui est l’auteur de sa grossesse. Laissez-la en paix. Elle peut se marier à son aîné, votre problème est où ? C’est Dieu qui lui a donné une houe tranchante sans manche entre les jambes. Elle conseille de savoir raison garder pour ce dont on n’est pas témoin. Sachez que Dieu vous observe. Tu es en train de me récolter, si tu veux récolter, il faut produire du piment ou de l’aubergine. »
Analyse :
Ici, Gaani LAFIA frappe fort. Elle met à nu les jugements hâtifs et sexistes portés contre les femmes célibataires, surtout lorsqu’elles tombent enceintes hors mariage. En disant « c’est tout le village qui l’a enceinté », elle dénonce la culture de la rumeur, du commérage et de la stigmatisation.
Sa phrase « elle peut se marier à son aîné, votre problème est où ? » interpelle la société sur ses contradictions : les mêmes qui critiquent n’ont aucun respect pour les choix personnels des femmes. L’image de la « houe tranchante sans manche » est une métaphore audacieuse pour désigner l’organe sexuel féminin, symbole de fécondité, mais aussi de puissance. Elle rappelle ici que ce que Dieu a donné ne doit pas être jugé.
Enfin, la chute est magistrale :
« Tu veux me récolter, mais qu’as-tu semé ? Produis au moins du piment ou de l’aubergine ! »
Cette pique est un appel à la responsabilité : ceux qui jugent doivent d’abord produire, être utiles, être exemplaires. Elle renvoie les critiques à leur inutilité sociale. Gaani LAFIA prend ici une position féministe courageuse. Elle défend la dignité des femmes dans un monde où leur liberté est souvent mal vue. Elle leur redonne la parole, la valeur et la force.
3.  La richesse et la perte des valeurs : une critique de la modernité
Dans une autre chanson, elle disait :
« Jadis, l’escargot allait à Nikki doucement doucement. Aujourd’hui, il y va en flèche. »
Analyse :
Ce proverbe est court, mais il est d’une profondeur remarquable. L’escargot, symbole de lenteur, représente ici la voie traditionnelle de l’effort, du mérite et du travail. Nikki, capitale du royaume wassangari des Boo, représente ici  la richesse, le  bonheur et le  succès. Autrefois, dit-elle, on y allait avec patience. Aujourd’hui, on veut l’atteindre trop vite, à tout prix.
Le linguiste Dr Aboubakar ALIDOU apporte davantage d’éclaircissement  sur cet excellent  proverbe métaphorique en indiquant qu’il s’agit là  d’une critique du monde moderne, où les jeunes cherchent la richesse facile, les raccourcis dangereux, les chemins courts – même illégaux – pour réussir. La rapidité devient une fin en soi, et les conséquences, souvent  tragiques , sont ignorées. On échange l’honneur contre l’argent. On sacrifie sa vie pour des gains éphémères. Cette métaphore de l’escargot venant à Nikki, dit-il, représente le bonheur que les Boo ont eu  en cette terre conquise de Nikki.
En dénonçant cette tendance, Gaani LAFIA invite à revenir à des valeurs d’effort, de patience, de sagesse. Elle demande à la jeunesse de ne pas se brûler les ailes à vouloir voler trop vite pour atteindre le bonheur et l’honneur mondains.
 

4. Une voix à préserver, une œuvre à transmettre


Gaani LAFIA ne chantait pas pour chanter. Elle chantait pour éduquer, éveiller, réconcilier. Elle utilisait un langage simple mais riche, ancré dans les proverbes, les métaphores agricoles, les images corporelles, les allusions spirituelles.
Elle était une bibliothèque vivante, une poétesse du peuple, une sociologue en robe de scène. Sa parole transcendait les âges, touchait autant les anciens que les jeunes, les femmes que les hommes. Elle avait cette capacité rare à faire rire, réfléchir, déranger et consoler à la fois.
Aujourd’hui, son œuvre mérite d’être conservée, numérisée, enseignée dans les écoles. Ses textes pourraient servir dans les formations en communication sociale, en anthropologie, en études de genre, en sciences du langage. Sa musique devrait être étudiée, traduite, diffusée, pour que son message continue de traverser les générations.
Conclusion : Gaani LAFIA, une prophétesse oubliée ?
Six ans après son départ, il est temps de reconnaître la place de Gaani LAFIA dans le patrimoine culturel et intellectuel du Bénin. Elle n’était pas simplement une chanteuse populaire : elle était une conscience sociale, une femme forte, une voix d’équilibre dans un monde bruyant et injuste.
Elle chantait pour réveiller. Elle chantait pour réparer. Elle chantait pour espérer. Sa voix s’est tue, mais ses mots résonnent encore. Ils nous rappellent que la culture n’est pas qu’un divertissement : elle est aussi une arme de justice et de paix.

OROU ZAKARI Sabi

Journaliste et passionné de l'histoire des chefferies traditionnelles

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